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Hymne à la Pomme de Terre /// Château Lescombes, Eysines​

Hymne à la Pomme de Terre /// Château Lescombes, Eysines​

On vit avec une histoire.
Tout ce qu’on fait est la fin d’une chaîne d’histoires.
Ulla Von Brandenburg

Tout le monde sait, aujourd’hui, que les légumes sont indispensables à une alimentation saine. On ne cesse d’entendre ou de lire, qu’il faut « pour notre santé, manger au moins cinq fruits et légumes par jour ». Et parmi les légumes, il y a bien sûr la pomme de terre, aliment de base de l’humanité grâce à ses qualités nutritives – elle apporte glucides, protéines, vitamines – et sa facilité de culture. Ce qui fait qu’elle est recommandée par l’ONU pour atteindre la sécurité alimentaire.

Les écoliers apprennent aussi qu’elle a été introduite en Europe à la fin du XVI° siècle par les conquistadors au retour de leurs expéditions au « Nouveau Monde », c’est à- dire en Amérique du sud, mais qu’elle ne commença à être cultivée qu’au début du XVII° avec une certaine méfiance et donc de la réticence car les variétés d’alors n’étaient pas très goûteuses et un peu indigestes.

Aujourd’hui, 5 000 variétés environ sont cultivées dans une centaine de pays. Dans une ville qui a donné son nom à une de ces variétés, dans un château qui a le même âge qu’elle en Europe, il m’a semblé amusant de demander à l’art d’entonner un Hymne à la pomme de terre et deux artistes ont été choisis pour cela, tous deux amoureux de la terre et de ses produits, tous deux attachés à notre patate, un homme et une femme, Henri Cueco et Barbara Schroeder. (…)

Barbara Schroeder représente une autre histoire, d’autres histoires. Elle est née à Clèves en Allemagne, le pays où la pomme de terre a sauvé de la famine tant de villageois aux XVIII° et XIX° siècles. Clèves dans une région très agricole dont la vie rurale l’a marquée comme on peut l’être enfant. Venue à Bordeaux à 19 ans, elle a suivi les cours de l’École des Beaux-Arts et obtenu un DEA, en 1989, sur le thème des peintures du mur de Berlin, juste avant que celui-ci ne disparaisse. Elle réalise alors des collages, des gravures, des tableaux oscillant entre le figuratif et l’abstraction et surtout remporte des concours, notamment dans le cadre du 1% des constructions publiques, qui lui donnent l’occasion de satisfaire son goût pour la matière, pour le travail sur toutes sortes de matériaux.

Mais, depuis une trentaine d’années maintenant, ce qui domine son œuvre, ce qui en constitue le sujet principal, c’est le règne végétal où la pomme de terre a toute son importance parmi les châtaignes, grenades, artichauts, choux divers et variés, citrouilles, fèves, navets, raves… De quoi réjouir tous les maraîchers de la terre et particulièrement ceux d’Eysines, bien entendu. Les couleurs sont recherchées, travaillées. Barbara Schroeder réalise de mystérieuses alchimies avec l’acrylique et des oxydes de métaux, du zinc à l’étain en passant par le cuivre, le plomb… Il en ressort souvent des teintes rares, métalliques, où la couleur rouille domine sur toute une gamme chromatique avec de beaux gris et d’étonnants verts émeraude.

Comme Cueco, Barbara Schroeder aime la campagne, ses paysages, ses cheminements. Elle évolue dans un monde de silence, dans un espace-temps avec des chemins de terre, des entrelacs mystérieux qui peuvent revêtir un aspect mystique comme ceux des aborigènes.

A la recherche de nouveaux supports, à la recherche aussi de matière à manipuler, à malaxer, ce qu’elle a toujours aimé faire, Barbara fait un séjour à Limoges pour découvrir et apprendre l’art de la porcelaine. Elle reste ainsi au contact de la terre, le kaolin en est issu, mais au lieu de peindre, elle va modeler. La peintre se mue en sculptrice.

Et elle se lance dans son grand oeuvre, un ensemble de 365 pièces au format 18 x 24 cm, consacrées à la pomme de terre et réalisées avec des techniques et des supports multiples qui réunissent tous les arts qu’elle a pratiqués jusqu’alors : dessins, peintures, collages, photographies, porcelaines émaillées ou en biscuit brut, boites d’assemblages. Cette composition, commencée le 1er octobre 2014, terminée le 30 septembre 2015, est donc le résultat d’une création par jour, du moins en théorie.

A Claire Jacquet qui, dans l’excellent ouvrage Potatoes story, lui pose la question « On revient à Clèves, à tes origines. 365 a-t-elle une valeur de journal intime ? » Barbara Schroeder répond : « Effectivement, c’est une œuvre de maturité qui tourne autour de mes origines. J’ai commencé à peindre les premières toiles de cette série sans savoir où j’allais. Dans de nombreux domaines, je procède par intuition. La dixième toile m’a décidée à poursuivre. Je me suis permise de fréquents passages du figuratif à l’abstrait, une transversalité des formes et pratiques pour questionner notre regard. Mon souhait est qu’après s’être confronté à cette œuvre, on ne regarde plus la pomme de terre de la même manière. Que l’on soit sensible à toutes ses facettes : le produit agricole, mais aussi l’histoire, la notion de paysage qu’il soit réel ou imaginaire. Et au-delà, du support intime que le public peut développer avec un sujet, l’émotion que peut susciter une telle rencontre, tout ceci donne une multitude d’axes de réflexion et d’émerveillement. »

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« Sensible à toutes ses facettes » dit l’artiste, y compris, bien sûr, à la gustative. La gastronomie est un art, au sens plein de terme, et Alain Plassard, chef étoilé avec qui Barbara Schroeder travaille, le démontre en créant un menu exclusivement composé de pommes de terre. J’avais apprécié le même exercice, il y a quelques années à Avignon, avec la tomate. Étonnant et remarquable !

Barbara Schroeder joue plastiquement, poétiquement, avec ses sujets. La Fleur, peinture sur fond noir, dialogue avec la Fleur, sculpture en porcelaine blanche. Fleurs en porcelaine qui lui servent également pour d’esthétiques installations, comme à l’Abbaye de Flaran, où elles ponctuent de taches étincelantes une fontaine du XVIII° siècle remplie de verre concassé vert. Ailleurs, de grosses boules blanches, sculptures en grès, appelées Echos, soulignent le silence des champs. Des pommes de terre en porcelaine, comme les cailloux du petit Poucet, tracent de mystérieux itinéraires sur la terre sombre ou s’entassent dans un coin en attente d’une future utilisation. Le Land art n’est pas loin. Ici, symboles de la vie qui renait de la mort, les pommes de terre vont germer sur le toit d’un bunker effondré de la deuxième guerre mondiale. Là, elles dessinent au sol des figures étranges qu’utilise une danseuse lors d’une performance. Barbara Schroeder s’amuse à surprendre, étonner le regardeur. De la fragile porcelaine, elle passe subitement à l’acier poli. Trois monolithes nous toisent. Des récolteurs de pommes de terre ? A l’évidence, elle prend plaisir à ses recherches, ses innovations esthétiques, ses créations jubilatoires et elle aime faire partager son plaisir. Elle me fait penser, quand elle présente son travail, à l’expression de Nietzsche : « L’œuvre est un don sans réserve de l’artiste au regardeur et la création est un don de soi ».

Je suis heureux de présenter le travail de Barbara Schroeder avec celui d’Henri Cueco car elle le mérite par son talent et son dynamisme. Mais aussi parce que nous sommes encore loin de l’égalité hommes-femmes dans la culture en général et dans les arts plastiques en particulier. Moins d’un artiste sur quatre exposé dans un fonds régional d’art contemporain est une femme. Certes, cette triste comptabilité s’améliore. D’après le journal Le Monde, le nombre de créatrices présentées lors de la dernière foire Art Paris a progressé de près de 50 % depuis la précédente édition et 43 % des expositions individuelles leur sont désormais consacrés. Et je suis particulièrement heureux que Marinette Cueco, moins connue jusqu’à ce jour que son mari, soit enfin l’objet d’une juste reconnaissance si l’on en croit le nombre d’expositions auxquelles elle est aujourd’hui conviée.

Toutefois, le chemin à parcourir pour arriver à une véritable égalité est encore long. D’après une étude récente du site Artsy, sur les 2 000 artistes les mieux représentés dans le monde, 17 % seulement sont des femmes…

Pierre Brana, juin 2019

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