Herbi-corps
Landart /// Traces humance, Accous

Arbre en pleurs

Arbre en pleurs

Arbre en pleurs

Pendant une résidence artistique à Accous dans la vallée d’Aspe, j’ai remarqué sur un flanc de montagne, un chêne isolé quil trônait tel un phare au milieu d’une mer de bruyère pourpre.

Je suis montée à la rencontre de cet arbre qui me fascinait. Noirci et brûlé de l’intérieur, il continuait à pousser grâce à la sève de son écorce qui remontait jusqu’au bout des jeunes branches. Elle lui donnait une incroyable force de vie. L’arbre avait été victime des flammes du dernier brûlage pastoral, communément appelé « écobuage ». Cette technique d’entretien et de régénération des pâturages utilise le feu durant la période de repos végétatif pour brûler la partie aérienne de la végétation. Elle participe ainsi à l’entretien et au maintien des espaces pastoraux, et permet de renouveler et diversifier les ressources de la faune et de la flore.
Avec l’aide d’un guide d’escalade, j’ai suspendu aux branches, trois rangées de porcelaines pour illustrer à la fois la vitalité de ce chêne avec son lien à la terre, et sa souffrance. De loin, les porcelaines évoquent des larmes blanches au milieu du paysage d’automne.

Ce qui m’intéresse dans cette installation, c’est de révéler grâce à l’apesanteur des porcelaines, un mouvement ascendant ou descendant, selon l’endroit où nous nous plaçons.

Dans chaque lieu où je dispose mes constellations, le spectateur est obligé de réfléchir différemment sur l’espace. C’est un processus actif mis en jeu par le matériau. L’intention est d’amener le regard dans la sculpture. Et une fois la sculpture en place, l’espace est perçu en fonction d’elle.

Photos : Caroline Bentz

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« Puisant son inspiration depuis une vingtaine d’années dans le règne végétal, Barbara Schroeder cultive et récolte un bestiaire imaginaire avec, inscrit en filigrane, le thème ancestral de la fructification. Le véritable déclic s’est produit au Rijksmuseum d’Amsterdam où étaient exposées des scènes dites « mineures »: des scènes de marché, des natures mortes où des légumes tels les choux qui étaient au premier plan. Dans cette esthétique de la métamorphose, la coloration terreuse de sa gamme chromatique semble avoir fait de la terre nourricière un symbole récurrent de l’idée de maternité. Symbole au sein duquel – que ce soit dans ange gardien, cailloux mojaves ou châtaignes – l’irruption des blancs incite l’appel à l’éclosion qui caractérise son travail. Décrivant les phases du cycle de la vie par la variation lumineuse, les contenant d’un trait noir, l’inventaire baroque de Barbara Schroeder travaille à décrypter au plus près la quintessence de ce battement organique: écorce, cosse, pulpe, fibres, graines… Une histoire charnelle, une histoire de corps tout simplement.

Tradition allemande de la gravure, expressionnisme abstrait ou figuration libre, rien ici n’obéit à une quelconque prérogative. Qu’elle revisite l’horizontalité romantique des grands espaces, qu’elle déterre sous nos yeux Tout l’or du monde, tout devient paysage, est déjà paysage. Pas d’identification immédiate des formes hormis la seule vibration de la matière dont il devient subsidiaire pour l’oeil de la penser végétale, organique ou minérale. Ce qui compte, ce n’est pas le motif représenté mais sa transformation en une forme picturale. À mi-chemin entre agronomie et astronomie, surgissent des chocs de nébuleuses, coulent des voies lactées éphémères gorgées de sève, des galaxies sans échelle de grandeur qui font se rencontrer les deux infinis, qui ne s’encombrent pas vraiment d’un genre.
Si les pigments sombres, notamment le gris, sont pour elle une base privilégiée, il est fréquent que Barbara Schroeder enrichisse ses compositions d’oxydes de cuivre, de bronze, de zinc ou de laiton. La concession heureuse à des substances minérales dont la nature est coutumière.
Le geste pictural reprend la culture du fermier. Creuser, jeter, poser, étirer la couleur sur la toile rappelle celui de sillonner, semer, buter. Attendre. Attendre que le semis pousse, attendre que la couleur sèche, avant de poser la couche suivante puis les oxydes. Attendre ce moment magique où la couleur envahit peu à peu les fibres. Puis vient l’étape de séparer le bon grain de l’ivraie, séparer la forme du fond. Le trait noir alors se pose dans la couleur.
C’est dans l’atelier, à l’écoute des formes engagées, qu’il s’agira ensuite de laisser mijoter l’expérience, reposer la vision dans la durée. Peu à peu, en témoigne la série Pavots, affleure alors sur la toile ce sulfate vert-de-gris dû à l’oxydation du cuivre par humidité. Minéralisation, cristallisation, irisation, solarisation. L’alchimie naturelle s’empare de l’œuvre, la vinifie, la madérise, la lignifie comme pour la valider. On ne sait plus si c’est le végétal ou le minéral qui prévaut, le vivant ou le poids mortifère de la corrosion. Survivre malgré la rouille ou le sulfate qui dévorent.

Attentive depuis toujours à la nécessité de remettre le regard en jeu, de le garder en vie, plusieurs styles graphiques se sont relayés, frayé un passage dans l’intuition picturale. Barbara Schroeder n’a cessé en effet de se varier, d’explorer, de tester des factures plus épurées, tels artichauts dans la vallée fertile. Citons encore ses Marmites qui poussent le trait à saturation vers une qualité d’illustration propre aux codes du motif d’impression, de la tapisserie au sens noble du terme -Croissance, Feuilles océanes. Plus loin encore, Paysage Argentin apparaîtra comme une relecture anachronique de l’angélus de Millet par Paul Klee. Plus abstraites encore, d’autres séries – choux prairie, choux de glace, choux de Transylvanie, chou navire – empruntent au geste minimaliste du graphisme extrême oriental, voire au signe cabalistique. Et si, par l’irradiation qu’elle dégage, sa série monochrome de jour de nuit évoque les peintures de feu d’Yves Klein, d’autres pièces, tels cadrans solaires, convoquent dans des régions familières à Fautrier des forces telluriques venues d’ailleurs. Dans un souci de ne pas perdre de vue la figure humaine, la série des Séraphins, fantaisie amoureuse en apesanteur à la manière d’Alechinsky, pose quant à elle les bases d’une mythologie en devenir. Hormis l’idée de fécondité, c’est également cette ambiguïté entre érotisme et pudeur, désir et chasteté, invitation et refus, qui m’intéressent. C’est ainsi, par un éclectisme visant à écarter toute préméditation théorique, et afin de laisser se déployer ce qu’elle ne savait pas encore de l’œuvre en formation, que Barbara Schroeder a pu délimiter son espace de représentation.

À ses débuts, Barbara Schroeder a surtout pratiqué l’art du collage, référence à la fresque cathartique que représenta le mur de Berlin : une prise de conscience fondatrice pour sa génération, le facteur déclenchant surtout de son intérêt pour la couleur et le fragment. C’est ainsi, en contrepoint d’œuvres de grande dimension, que l’artiste regroupe des petits formats en polyptiques dont l’équilibre plastique repose sur la rythmique visuelle. Au regard de la dialectique des masses et des couleurs, chacun de ces fragments juxtaposés (telle une pellicule cinématographique figée dans l’image arrêtée) reste aussi légitime que nécessaire à une lecture d’ensemble. Les “murs” Ondulations, Poires d’Amédée ou Choux de glace évoquent, semble-t-il, une linéarité mélodique au fil de laquelle les ponctuations de blanc tiennent lieu de phrasé. Artichauts, grenades ou poires, la confrontation de versions successives d’un même motif perpétuent un questionnement sur la sérialité propre, depuis Warhol, à l’histoire de l’art de la seconde moitié du XXè siècle. Avec la restriction qu’il ne s’agit pas ici de multiples mais d’une différence dans la répétition, selon le terme de Deleuze.

Partie d’une thématique végétale pouvant à tort être considérée terre-à-terre par l’esprit du temps, Barbara Schroeder parvient à transfigurer les résurgences d’un monde souterrain fragilisé par notre négligence vis-à-vis des choses simples et qui continue pourtant de porter la vie. À l’écoute de l’eau de pluie, du vent d’Ouest, perdure un secret de fabrication bien gardé. Pour Barbara Schroeder, c’est un potager philosophique témoin de l’harmonie précieuse qui relie l’homme à la terre, qui, d’aube en aube, poursuit imperturbablement sa mission : élever la graine vers la surface du sol, jusqu’à la lumière. Élever le regard aussi, comme un ralliement à la prescription métaphorique de Voltaire quand il affirme qu’il faut cultiver notre jardin. »

Stéphan Lévy-Kuentz, 2010

Stéphan Lévy-Kuentz a publié de nombreux essais sur l’art moderne et contemporain. ll est l’auteur de la première monographie de Pascin (La Différence). Ancien coordinateur de la Biennale Internationale du Film sur l’art au Centre Pompidou, il est également scénariste de films institutionnels (Man Ray, Arroyo, Pascin, Chagall, Klee, Yves Klein, Calder ) récompensés dans de nombreux festivals internationaux.

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